TURQUIE : Le triomphe de Recep Tayyip Erdogan

Le président turc sort vainqueur du double scrutin qu’il avait convoqué seize mois avant la date prévue. Il a désormais les coudées franches pour précipiter son pays dans un régime «hyperprésidentiel» 

Dans la nuit de dimanche à lundi, le président de la commission électorale Sadi Guven a confirmé le succès du président sortant Erdogan dès le premier du scrutin présidentiel après le dépouillement de 97% des bulletins de vote.

Recep Tayyip Erdogan a savouré sa victoire en s’adressant à des milliers de partisans réunis à Ankara devant le siège de son parti. «Le vainqueur de cette élection, c’est la démocratie, la volonté nationale. Le vainqueur de cette élection, c’est chacun des 81 millions de nos concitoyens», a-t-il clamé.

Recep Tayyip Erdogan jubile. Il vient de gagner son pari – qui plus est, haut la main. En convoquant il y a deux mois un double scrutin anticipé, alors que le vote était programmé pour novembre 2019, le chef de l’Etat turc rêvait précisément du scénario de dimanche soir. Il est réélu pour cinq ans, jusqu’en 2023, une année hautement symbolique, puisqu’elle marquera le centenaire de la République de Turquie.

Loin de l’effritement prédit

Selon l’agence de presse étatique Anadolu, Recep Tayyip Erdogan a remporté le scrutin avec environ 52,5% des voix, et l’alliance dominée par l’AKP menait avec 53,61% dans le volet législatif, après le dépouillement de la quasi-totalité des bulletins de vote.

Le principal rival du président sortant, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), séduit moins d’électeurs qu’attendu, même si son score (31%) dépasse celui auquel sa formation était habituée jusqu’ici. Il est suivi par la candidate ultranationaliste du Bon Parti (Meral Aksener, 7,5%) et celui des pro-kurdes du Parti démocratique des peuples ou HDP (Selahattin Demirtas, 8%).

Second motif de satisfaction pour le président: son Parti de la justice et du développement (AKP) conserve sa majorité absolue pour cinq ans également, grâce à l’entente qu’il a scellée avec le Parti d’action nationaliste (MHP). Leur «Alliance du peuple» obtiendrait presque 54% des suffrages. Dans le détail, les dernières estimations donnaient 42% à l’AKP et 11,5% au MHP. Très loin de l’effritement qui lui était prédit, la formation nationaliste sort renforcée de ce scrutin.

Devant le siège du parti présidentiel, 25 juin 2018.Anadolu Agency

Campagne courte et très inéquitable

Relativement unis mais pénalisés par une campagne courte et très inéquitable, les partis d’opposition réalisent des scores décevants. «L’Alliance de la nation», qui regroupait le CHP social-démocrate, les nationalistes du Bon Parti et les islamistes du Parti de la félicité, engrangerait environ 34% des suffrages. Parmi eux, le CHP subit le plus lourd camouflet. Avec ses 23%, il perd plus de trois points par rapport aux législatives de novembre 2015, bien en deçà de son candidat à la présidentielle. Une douloureuse introspection devrait s’ouvrir dès ce lundi au sein de la première formation de l’opposition.

Régime présidentiel taillé sur mesure

Exclu de cette alliance, le Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde), dont le candidat à la présidentielle, Selahattin Demirtas, est en prison depuis vingt mois, réussit de justesse à se maintenir au parlement avec environ 11%. C’est même la seule «satisfaction» dans les rangs de l’opposition: grâce à la présence des élus pro-kurdes, l’AKP et le MHP n’auront pas assez de députés pour changer seuls la Constitution.

Mais en avaient-ils vraiment besoin? Le résultat de dimanche soir entérine la concentration des pouvoirs et la dérive autoritaire de ces dernières années. Recep Tayyip Erdogan a désormais les coudées franches pour profiter à plein du régime présidentiel qu’il s’était taillé sur mesure et qu’une courte majorité des Turcs (51,4%) a approuvé par référendum en avril 2017. Ce régime, qui entre en vigueur ce lundi, dote le président de prérogatives inédites dans l’histoire de la République.

Le chef de l’Etat devient seul chef de l’exécutif. Il peut nommer et révoquer ses ministres et vice-présidents, gouverner par décrets, dissoudre le parlement, qui n’a aucun contrôle sur lui et se voit même privé de son droit de proposer le budget. Le président turc peut aussi décider, seul, de décréter l’état d’urgence quasiment lorsque bon lui semble. Ce dernier est déjà en vigueur depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016. Inquiet de perdre le scrutin, Recep Tayyip Erdogan avait promis de le lever «immédiatement» une fois élu. Plus rien ne l’y oblige désormais.

Douche froide après un vent inédit d’optimisme

Pour l’opposition, la double défaite de dimanche est un coup d’autant plus sévère qu’un vent inédit d’optimisme s’était emparé de sa campagne. Son union des dernières semaines pourrait bien voler en éclats. Ce serait sans doute une erreur. Car la campagne qui s’achève a dressé pour la première fois trois figures de poids face à Recep Tayyip Erdogan, dont deux ont émergé à la faveur du vote.

Le leader pro-kurde Selahattin Demirtas, malgré son incarcération, a une fois de plus mis à profit son sens de la formule, utilisant les réseaux sociaux pour se faire entendre dans cette campagne cadenassée par le pouvoir. Même réflexe chez l’unique femme en lice, la nationaliste Meral Aksener. Le président turc n’a jamais prononcé son nom, ce qui est un signe sûr de la crainte qu’elle lui inspire. Mais c’est le candidat social-démocrate, Muharrem Ince, qui s’est imposé comme la vraie révélation de l’opposition.

Cet ancien professeur de physique, qui avait promis de «faire le tour des capitales européennes immédiatement après [sa] victoire», a surpris pendant la campagne par sa pugnacité, sa repartie mordante – et parfois savoureuse – aux attaques du président et son charisme insoupçonné. Il a acquis en moins de deux mois une stature nationale. Elle pourrait faire de lui le premier opposant à Recep Tayyip Erdogan, désormais tout-puissant.