Âgés de 25 ans et étudiants en licence d’économie, Alassane Chérif Ly et son camarade que nous appellerons Babacar Sambe (il a requis l’anonymat), font partie des sept étudiants sénégalais expulsés de Turquie. Ils ont été arrêtés, détenus, traités de terroristes et humiliés avant d’être renvoyés à Dakar. Le 27 septembre pour le premier, le 29 pour le second. Ils racontent leur calvaire à SeneWeb.
EN TURQUIE POUR LES ÉTUDES
Babacar Sambe : « J’ai 25 ans et je suis étudiant en troisième année d’économie à Fatih university, qui était l’université la plus cosmopolite de Turquie. Sur plus de 15 000 étudiants, on comptait 102 nationalités différentes. Donc, un étranger inscrit à Fatih university se sentait à l’aise, il n’avait pas de problème d’adaptation.
J’ai commencé mes études là-bas en 2013. Je suis parti en Turquie le 4 septembre 2013 grâce à mon frère qui y travaille. C’est lui qui paye mes études. C’est 9000 dollars (près de 5 millions de FCFA) par an, soit 4500 dollars par semestre. »
Alassane Chérif Ly : « Je suis âgé de 25 ans. Je suis étudiant en économie. J’étais en licence à Zirve university. Je suis parti en Turquie pour mes études supérieures en 2013 grâce à mon père, qui payait chaque année presque 12 000 dollars (plus de 6 millions de FCFA).
J’ai choisi ce pays par pur hasard. Puisque je parle couramment anglais, j’accompagnais mon père lors de ses voyages d’affaires pour faire la traduction. Un de ses partenaires turc m’a alors proposé, lors d’un séjour en Turquie en décembre 2012, de revenir poursuivre mes études après l’obtention du bac. »
L’ADAPTATION À LA VIE EN TURQUIE
Babacar Sambe : « Je n’avais pas beaucoup de problème d’adaptation en arrivant en Turquie. Avant de partir, j’ai fait quatre ans à Yavuz Sélim, ici à Dakar. Lorsque je suis arrivé en Turquie, je me suis inscrit à Fatih university, où il y a beaucoup d’étrangers dont des Sénégalais qui étaient à Yavuz Sélim avec moi, sans compter que mon frère était là-bas. »
Alassane Chérif Ly : « Moi, non plus, je n’ai pas eu de problèmes d’intégration. Dans notre université, il y avait aussi beaucoup d’étudiants venant de différents pays d’Afrique : Sénégal, Côte d’Ivoire, Mali, Burkina… En première année, je jouais dans une équipe de troisième division. Mais je finis par laisser le foot parce que mon père préfére les études. »
LE JOUR DU PUTSCH MANQUÉ
Babacar Sambe : « Le 15 juillet : je me rappelle bien de cette date. Je me promenais le soir dans les rues à Istanbul. Sur le chemin du retour, vers 22 heures, un Turc m’aborde et me demande si j’étais au courant du putsch. Il me dit que l’armée est sortie. Je pensais que c’était à une mauvaise blague- vous savez, les Turcs aiment blaguer. Je lui dis : « D’accord », et je suis parti.
Arrivé à notre résidence, j’aperçois le gardien en discussion avec d’autres Turcs. Je leur demande ce qui se passe et ils me disent qu’il y a un coup d’État, qu’il vaut mieux rester à la maison. Je suis monté trouver mon frère, qui était déjà au courant.
Vers minuit on voit aux infos le Président Erdogan demander aux Turcs de sortir. Quelques minutes après, les gens commencèrent à sortir, mais je suis resté avec mon frère à la maison. »
Alassane Chérif Ly : « J’étais en vacances au Sénégal depuis le 30 juin. C’est mon père qui m’a informé du putsch. Nous avons suivi les événements sur France 24. Mon père m’a alors suggéré de différer mon retour en Turquie, qui était initialement prévu le 25 septembre. Je suis resté jusqu’au mois d’octobre, le temps que la tension se calme. »
« IL ME DEMANDE SI JE CONNAIS FETULAH GÜLEN… »
Babacar Sambe : « Une semaine après le coup d’État, je décide de prendre un billet pour venir en vacances au Sénégal. Je venais de boucler un mois de stage. Donc, je suis rentré à Dakar le 25 juillet, dix jours après le coup d’État.
Deux jours avant mon départ, le 23 juillet, ils ont annoncé la fermeture de toutes les universités du mouvement Gülen. Mais ils nous ont dit que tous les étudiants concernés par cette mesure seront transférés dans des universités publiques. Ils nous ont donné tous nos documents pour les transferts. J’ai été transféré à Istanbul universty, une des meilleures universités de la Turquie. Après avoir accompli les formalités pour ma nouvelle université, j’ai pris mon vol pour Dakar.
Un peu plus de deux mois plus tard, le 27 septembre, je quitte Dakar pour retourner en Turquie. L’avion a eu du retard, on a décollé vers 21 heures. Je suis arrivé à Istanbul le lendemain, vers 7 heures du matin. J’avais hâte de reprendre les cours.
Arrivé au contrôle, je présente mes papiers. Le gars jette un coup d’œil et me demande le nom de mon père. Je le lui donne. Il prend son téléphone et commence à parler avec quelqu’un. Je lui demande s’il y avait un problème, il ne répond pas. C’est à ce moment-là que j’aperçois deux policiers se diriger vers moi.
Ils me demandent de les suivre. Ils m’ont d’abord emmené dans une salle de contrôle puis dans une autre, plus petite, pour un interrogatoire. Sur place, un des policiers me demande ce que je fais en Turquie. Je lui dis que la réponse dans les documents que je leur ai reis et qui montrent que je suis étudiant en Turquie depuis trois ans. Le policier me demande mon université. Je lui dis que j’allais à Istanbul university cette année mais que j’étais à Fatih universty.
Il me demande si je connais Fetulah Gülen, je lui réponds que oui. Il me dit : ‘’alors, t’es un Güléniste’’. Je lui dis : ‘’Comment ça, je suis un Güléniste ?’’. Il rajoute : ‘’Tu es un terroriste’’. Je leur dis qu’ils ne peuvent pas dire cela, puisque j’étudie en Turquie depuis trois et je n’ai jamais eu de problème avec la police.
Ils me font savoir que je ne peux plus entrer en Turquie, qu’il y a une nouvelle loi qui dit que tous les étrangers qui fréquentaient les universités du mouvement Gülen n’ont plus le droit d’être en Turquie.
J’étais choqué. Je ne comprenais rien. J’étais comme dans un mauvais rêve. Ils m’ont emmené dans une autre salle où ils ont enregistré mes affaires et m’ont demandé de signer la fiche d’enregistrement. Je signe puis ils ouvrent la porte d’une pièce à côté et me demandent d’entrer. Je refuse, ils me poussent dedans. J’y trouve une cinquantaine de personnes de différentes nationalités (il montre des photos prises avec son téléphone). Il y avait trois caméras dans la salle et une autre dans les toilettes.
Je suis resté enfermé là-bas pendant deux jours : je suis arrivé à Istanbul le 27 septembre et je suis rentré à Dakar deux jours plus tard, le 29.
Comme Alassane, les policiers m’ont remis un bout de papier me notifiant mon expulsion. On m’a appelé une heure avant mon départ. Deux policiers sont venus m’escorter jusqu’au bureau de Türkish Airlines pour prendre le billet. Ils marchaient derrière moi et me surveillaient comme si j’étais un terroriste.
Quand je suis rentré dans l’avion c’était pire : j’étais le dernier à rentrer et on m’a mis au fond. L’un des policiers était à l’entrée de l’appareil, il m’a surveillé des yeux jusqu’à ce que je m’assoie. Puis il a donné au commandant de bord une enveloppe contenant mes documents de voyage.C’était très gênant parce que tout le monde me regardait. Certains semblaient se méfier de moi. »
Alassane Chérif Ly : « Après mes vacances au Sénégal, je suis retourné en Turquie le 6 octobre. J’arrive le lendemain, le 7, à l’aéroport avec mes documents en règle, passeport, visa, permis de résident qui doit expirer le 22 mai 2017…
On me confisque ma carte de résident et mon passeport. Les policiers me demandent de les suivre. Ils m’installent dans une petite pièce et enregistrent les informations sur mes papiers d’identité ainsi que mes bagages.
Au fil des minutes, d’autres étrangers venaient me rejoindre dans la pièce. On a été enfermés à l’aéroport sans manger jusqu’à 22 heures. Le lendemain, on me tend un petit bout de papier où sont inscrits mon nom, mon prénom ainsi que la date et l’heure auxquelles je devais quitter le pays. C’était l’arrêté d’expulsion ; je n’avais que quelques heures puisque je devais embarquer le même jour à 13h45 pour Dakar. »
L’IMPUISSANCE DES AUTORITÉS SÉNÉGALAISES EN TURQUIE
Alassane Chérif Ly : « Je n’ai pas contacté les autorités sénégalaises ni en Turquie ni à Dakar. Elles ne m’ont pas, non plus contacté. Le jour de mon expulsion je n’ai parlé qu’à mes parents, grâce à WhatsApp, pour les informer de la situation. »
Babacar Sambe : « Le jour où nous avons été retenus à l’aéroport Serigne Moustapha Bousso de l’ambassade du Sénégal en Turquie m’a appelé. Il m’a demandé ce qui se passait. J’étais surpris par sa question.
Je lui dis : ‘’Nous sommes enfermés comme des délinquants, vous ne faites rien et vous voulez que je vous raconte ce qui se passe. Les autorités turques ne vous ont même pas informés alors qu’il y a une liste qui est sortie depuis le 23 septembre disant que tous les étudiants étrangers des universités du mouvement Gülen ne sont pas autorisés à rester en Turquie.’’
Je lui ai raccroché au nez après lui avoir demandé de ne plus m’appeler. Au lieu de saisir les autorités turques, il cherchait à avoir des informations auprès des étudiants pour pouvoir certainement informer Dakar.
Le fils de l’ambassadeur étudiait à Turgut Ozet universty d’Ankara, qui fait partie des 15 établissements qui ont été fermés. Je suis sûr qu’il n’a pas de problème. Nous, qui ne sommes pas fils d’ambassadeur, on nous abandonne avec nos problèmes. On nous expulse, alors que l’autre n’est pas inquiété parce qu’il a un passeport diplomatique. Pourtant, on est tous des Sénégalais. »
LE CALME À DAKAR APRÈS LA TEMPÊTE À ISTANBUL
Babacar Sambe : « Je suis arrivé à Dakar le 29 septembre, à 21 heures. Les agents de Türkish Airlines ont remis mes documents de voyage aux agents de l’aéroport, qui m’ont fait attendre plus de 30 minutes. Après je suis parti avec un monsieur dans son bureau. Il m’a posé des questions sur les circonstances de mon expulsion, etc. Ensuite il m’a laissé rentrer. Le lendemain, je suis venu à 10 heures récupérer mon passeport. Et deux jours après, je suis venu récupérer mes bagages. »
Alassane Chérif Ly : « On a embarqué de l’aéroport d’Istanbul avec des pèlerins en provenance de La Mecque… »
Babacar Sambe : « Moi aussi, j’ai voyagé avec des pèlerins en provenance de La Mecque. »
Alassane Chérif Ly : « L’un des passagers de notre vol a eu un malaise. Étant visiblement le seul dans l’avion à parler anglais, français et wolof, je servais de traducteur entre le personnel de Türkish Airlines et les passagers sénégalais, qui étaient affolés… »
Babacar Sambe : « La même chose m’est arrivé. Une dame, qui avait des maux de ventre, devait être prise en charge. Une hôtesse est venue me demander si je pouvais traduire pour eux. Lorsque je suis venu, le capitaine m’a regardé d’un air bizarre en me demandant pourquoi j’avais quitté ma place. Je lui dis que s’il continue de me parler mal, je retourne m’asseoir pour les laisser se débrouiller. Même lors de notre escale en Mauritanie, j’ai joué aux traducteurs pour eux pour régler un problème de bagages. »
Alassane Chérif Ly : « Je suis arrivé à Dakar le 27 septembre vers 21 heures. La police de l’aéroport nous a posé quelques questions. On m’a remis mon passeport mais pas mon permis de résident. Deux jours plus tard, je suis allé à l’ambassade pour avoir un nouveau visa. Ils m’ont fait savoir que même s’ils me donnaient un nouveau visa, je ne pourrais pas rentrer en Turquie parce que les mesures d’expulsion ne dépendent pas d’eux, mais des autorités d’Ankara. Là, je me suis dit que la situation me dépasse. Nous ne sommes que de simples étudiants, cette affaire doit se régler entre les deux États. »
« RIEN À VOIR AVEC LE MOUVEMENT GÜLEN »
Babacar Sambe : « C’est un mouvement social. Il vient en aide aux pauvres et prône la paix. On n’est pas membre de ce mouvement. À l’université, on étudiait puis on rentrait chez nous. Personne ne nous demandait d’adhérer à quoi que ce soit. Nous sommes des Sénégalais, nous avons déjà nos croyances et convictions religieuses. »
Alassane Chérif Ly : « C’est cette année, ma troisième en Turquie, que j’ai su que mon université appartenait au mouvement Gülen. Lorsque je choisissais cette université, c’était uniquement parce qu’il y avait beaucoup d’étrangers et que je voulais rapidement réussir mon adaptation. C’est mon père qui a payé mes études. Il a déboursé presque 36 000 dollars (près de 20 millions de FCFA) pour mes trois ans. Je n’ai rien à voir avec le mouvement Gülen. »
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